Propos recueillis par Sylvie Coma
YACINE DJAZIRI :
«UN GAMIN DES QUARTIERS DOIT POUVOIR
DEVENIR DÉPUTÉ, ET PAS SEULEMENT
DANS LE CADRE DE LA PIGMENTOCRATIE»
Yacine Djaziri,
Chef d’entreprise, militant PS, candidat aux législatives sous l’étiquette « diversité ». Un concept restrictif, mais lourd de sens.
CHARLIE HEBDO: Que représente pour vous cette notion de diversité ?
Yacine Djaziri : La seule diversité qui m’intéresse, c’est la diversité de parcours. Moi, je suis un gamin du quartier Pablo-Picasso, à Nanterre. Quand Sarkozy était ministre de l’Intérieur, il l’avait classé comme le 23e quartier le plus chaud de France. J’ai l’ADN quartier, je travaille dans les quartiers, mon personnel vient des quartiers, mon entreprise et mon réseau associatif sont dans les quartiers. Et, en tant que chef d’entreprise, j’ai un principe : aider les plus faibles. Donc j’ai une vraie boîte de bâtiment, qui fonctionne très bien, quasiment sans aides (2 ou 3 %), et je fais de l’insertion depuis une quinzaine d’années avec une centaine de jeunes et de moins jeunes. Avoir encore une quinzaine de salariés supplémentaires, des grosses voitures et des cigares, ce n’est pas du tout mon moteur de vie. Ce que je veux, c’est un certain confort pour ne pas avoir à dépendre des autres, et faire de la politique pour pouvoir transformer la société.
D’où vous est venue cette volonté de transformer la société ?
Mon premier déclic, c’est quand notre mairie communiste a construit un gymnase en plein milieu du quartier, sans penser que les gens qui habitaient autour pouvaient avoir envie d’y accéder ! Dès l’inauguration, ils ont réservé tous les créneaux pour leurs grosses associations sportives. Ce gymnase était comme un grand aquarium, hors de notre portée. J’avais 18 ou 19 ans, avec un groupe de jeunes, on a bloqué l’entrée pour les forcer à discuter avec nous. Quand ils nous ont rencontrés, ils nous ont dit : « Ah, c’est vous, les jeunes, c’est sympa!» Tout juste s’ils ne nous ont pas sorti : «Mais vous parlez français !» Finalement, on a réussi à arracher des créneaux qui, vingt trois ans plus tard, existent toujours. Ce que cette histoire révèle, c’est que les politiques avaient fait ça tout seuls dans leur coin. Ça m’a poussé à m’engager dans le social.
D’où votre entreprise d’insertion ?
On est allés chercher des cassés de la vie, sortis de prison, SDF, toxicos, et on les a formés aux métiers du bâtiment. Vous voyez cette grande tour ronde, moche, à Nanterre ? Mon premier employé dormait dans les caves. Il était SDF et, maintenant, il est chef de chantier chez moi et il a son appartement au centre-ville. Comme la situation des sans-papiers me touche énormément, on en a embauché une dizaine avec contrat. Ils ont tous été régularisés. Mes clients ne savent pas qu’on fait de l’insertion. J’ai McDo, Campanile, Club Med Gym… Ce qui compte, pour eux, c’est le prix, le délai et la qualité. Le reste, ils s’en foutent. Et ça marche. On a eu le prix de l’Espoir du management 2010. On a battu Coca-Cola, c’est la fierté des gars. En soi, je m’en fiche, mais ça permet d’essaimer l’idée du champ du possible.
Le champ du possible?
Au collège, quand j’avais 14 ans, j’ai fait une rédaction dont le sujet était : « Imaginez-vous dans dix ans. » Et moi, je me voyais chef d’entreprise dans une chaîne de magasins de sport, avec du personnel, une belle voiture… Un rêve de gamin, quoi. Mon devoir a beaucoup fait rire, il a fait le tour de la salle des profs. Pour tous, c’était amusant et divertissant. Je me suis payé un 15. Mais, encore aujourd’hui, je ne sais pas si ce 15 était lié aux qualités de mon petit texte ou si c’était dû au décalage entre mes rêves et l’image que les profs se faisaient de moi, le gamin des quartiers. À un moment donné, l’enjeu se situe là. Je n’ai aucun complexe d’infériorité et je n’en ai jamais eu. C’est dû à la façon dont j’ai été éduqué. Dans la mythologie familiale, j’ai un grand-père qui est parti de Kabylie, pieds nus sous la neige, pour se rendre à Alger à l’âge de
«Un jeune des quartiers a sept fois moins de chances d’être embauché qu’ un jeune du centre-ville. »
13 ans. La nuit, il travaillait au port comme veilleur de nuit, et, le jour, il était peintre en carrosserie. Il a mis de l’argent de côté, acheté un commerce, une tôlerie, un garage, a construit sa maison et celle de ses enfants. Mon père, lui, a commencé comme ouvrier, puis a réussi à créer son restaurant. Inconsciemment, j’ai été éduqué dans le champ du possible.
Pourquoi, aujourd’hui, vous êtes-vous engagé en politique ?
Parce que c’est le moment. Dans les quartiers populaires, on est passés par différentes phases. Il y a d’abord eu le temps de l’associatif, qui a eu son utilité. Puis, ça a été le temps entrepreneurial. Les gens ont senti le besoin de créer leur boîte, parce qu’ils ne voulaient plus quémander, ils voulaient leur indépendance sociale. Aujourd’hui, le temps du politique est arrivé. Je veux qu’un gamin des quartiers populaires puisse devenir député, maire, ministre, et pas seulement dans le cadre de la « pigmentocratie ». Au contraire, je veux la normalité. Je me présente à la députation contre Jacqueline Fraysse, qui, bien qu’elle soit en place depuis quarante et un ans, trouve normal de se représenter pour un nouveau mandat de cinq ans. Eh bien, moi, je veux qu’un Yacine puisse entrer à l’Assemblée nationale en tant que citoyen français et qu’on trouve ça tout aussi normal, voire plus, légitime.
Pourquoi ce « temps du politique » est-il si tardif ?
Parce que ce n’était pas la priorité de nos parents. Et pour cause ! À leur époque, on n’avait pas la carte de résidence de dix ans, elle n’était que d’un an ! C’est Mitterrand qui l’instaurera après la Marche pour l’égalité. Donc, comme nos parents étaient dans la peur de l’expulsion, l’ambiance c’était : chut, tais-toi, ne te fais pas remarquer. Ni socialement, ni encore moins politiquement. Eux étaient dans le mythe du retour au pays. Vous connaissez les dépôts-ventes Troc de l’Île, ces immenses entrepôts bourrés de meubles ? Eh bien, l’appartement dans lequel j’ai grandi, c’était un Troc de l’Île ! Je marchais en écrevisse, sur les côtés, parce que ma mère entassait des meubles partout, avec l’idée qu’un jour on allait rentrer au bled et que tout ça nous serait utile. Ce n’est pas pour rien que les Portugais ont acheté des pavillons et qu’aucun Maghrébin de cette génération-là ne l’a fait…
Pourquoi avoir choisi le PS ?
J’ai été baigné dans la culture communiste. Je me souviens que la voisine du 8e étage venait nous vendre L’Humanité Dimanche à un franc ! Et ma mère, qui pourtant ne le lisait pas, l’achetait pour lui faire plaisir, par respect et politesse. Tout était encadré par le PC. Ils venaient au départ des colos, et, à la fête de fin d’année, il y avait les Pionniers de France, les centres de loisirs, Femmes solidaires, tout un maillage. Pour autant, nous, habitants des quartiers, devions rester à notre place. Nous n’avions pas les codes de « l’entre soi ». Les dirigeants politiques et syndicaux se gardaient les enfants entre eux, partaient en vacances entre eux et trouvaient normal de se faire la courte échelle pour le boulot et pour les responsabilités politiques. Et ça fonctionne toujours un peu comme ça. Donc il faut pousser, faire ses réseaux, prendre son ego en main et avoir envie d’avancer. Au PS, il y a une volonté affichée, de la part de la direction, de changer un peu le canevas.
Martine Aubry a bloqué une quinzaine de circonscriptions «diversité ». Pour le moment, je pense qu’on est obligés de passer par cette discrimination positive. Mais ça doit rester un coup de pouce transitoire.
Vous êtes entendu, au PS ?
Depuis 2005, je porte une proposition qui vient d’être reprise par Hollande il y a quinze jours : les « emplois francs ». Ça part du constat qu’ un jeune des quartiers a sept fois moins de chances d’être embauché qu’un jeune du centre-ville. L’idée des emplois francs est simple : quand on naît dans une zone sensible urbaine, on n’en sort pas. On y grandit, on y est scolarisé, on y bosse, on y meurt. Il faut casser ça. Or, où passe-t-on-le plus clair de son temps? Au boulot. Avec les emplois francs, chaque entreprise, n’importe où en France, quand elle embauchera un jeune de ces quartiers, sera exonérée des charges sociales pendant trois ans, de façon dégressive. Ça contribuera à développer le flux, le brassage, l’échange. Je sais qu’on va y arriver.